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COCCIA Emanuele

25 décembre 2020: "La magie évoque une puissance qui nous échappe" (France Culture)

Emanuele COCCIA

France-Culture, 25 décembre 2020,
Les chemins de la philosophie, 58 mn

"La magie évoque une puissance qui nous échappe"

Conversation avec Rémi Baille

Écouter l'émission

Coronavirus, une conversation mondiale | Difficile de croire que la magie s'est exprimée ces derniers temps. Où sont les illusions, le rêve, la stupéfaction ? La magie pourtant est là, en nous, sous nos yeux. Elle mobilise nos sens, notre imagination. Oubliez les tours, la magie est mouvement.

 

 

R.B : Lorsque nous avons pensé à l’émission pour la « Conversation Mondiale », nous nous sommes posés une question qui, de prime abord, pourrait paraître assez osée. Nous nous sommes demandés s’il n’y avait pas quelque chose de magique dans le moment que nous traversons. De quoi parle-t-on lorsqu’on invoque la magie ?

E.M : Il s’agit d’un mot très chargé dans nos cultures, et d’abord dans un sens moral, puisque la magie a été combattue, considérée comme une forme de rébellion. À la base, la magie évoque une puissance qui nous échappe, et dont la connaissance aussi nous échappe. De l’autre côté, la grande idée qui a nourri la tradition de la magie en Europe est celle de la continuité imaginative. Au fond, la magie présuppose une capacité d’imagination qui serait propre à toute forme de matière, permettant ainsi à l’imagination humaine de se connecter spirituellement à toute autre forme. Je résume rapidement les choses ici, mais l’intérêt spéculatif et philosophique de cette énorme affaire de pensées, de pratiques et de culture tient dans cette capacité de l’imagination à nous donner accès à n’importe quel objet dans le monde. L’imagination n’est pas uniquement une faculté humaine mais une force matérielle, non humaine, cosmique. On doit à cette tradition beaucoup plus de choses que l’on imagine dans nos connexions aux choses. Ce n’est pas anodin que les mots « médium » et « médias » viennent de là.

R.B : Vous parlez de l’imagination, qui est directement liée à notre rapport à l’invisible. Si l’on prend l’exemple du virus, qui lui est invisible à l’oeil nu mais bien visible au microscope, il se matérialise « réellement » dans nos imaginaires et nos conduites. Peut-on sortir de cette idée que ce qui est invisible n’existe pas, et ce qui est matériellement visible existe ?

E.M : On peut sortir de cette dichotomie en se rappelant que la seule relation qui nous lie à la réalité est une relation d’imagination. En fait, dire que la réalité est présente et qu’il suffit d’un acte de perception est une affirmation assez naïve. Je suis en ce moment-même chez moi, je ne vois pas la chair qui est en face de moi, je vois un rectangle et c’est seulement parce que grâce à mon imagination j’ajoute ce qui est derrière ce rectangle que je peux reconnaître la chair. Même à travers votre question, je dois faire l’effort de relier les mots que vous utilisez à des images mentales pour me la représenter. Cela est la même chose pour des images visuelles, sonores, olfactives. Tout cela pour dire qu’il y a un lien entre visible et invisible parce qu’on ne vit que dans cet espèce de processus perpétuel d’imagination. Le visible est une partie réduite de la réalité présente. Même dans le cas d’une réalité matérielle concrète, prenons par exemple un paquet de pâtes pour cuisiner, je dois multiplier les efforts d’imagination pour que ces pâtes présentes dans un sachet puissent s’imaginer comme un dîner. Ce qu’on voit n’est qu’une succession de formes géométriques, et ceci est très important dans la magie, car c’est dans notre imagination que le monde devient quelque chose d’unitaire et d’homogène. C’est ce qui nous différencie des machines qui ne peuvent pas imaginer, il n’y a pas de vie psychique sans imagination. Nous sommes en perpétuelle anticipation, ce qui nous coupe du présent, avec une imagination du passé et du futur à chaque instant. De ce point de vue, tout acte d’expérience est plus magique que réel, puisqu’il nous souffle entre tout ce qui nous a précédé et tout ce qui va suivre. La magie se produit dans le souffle.

R.B : Si l’on sort de cette opposition entre le visible et l’invisible, la magie se situe alors dans le mouvement, dans ces courts instants où les choses changent. Je vais prendre une nouvelle fois l’exemple de la pandémie où beaucoup de nos comportements se sont modifiés, non pas « comme par magie » puisque nous avons été incités parfois à la faire. Doit-on voir l’expression de la magie par des actes, eux-mêmes soumis à des croyances ou des superstitions ? 

E. C : La pandémie et l’ensemble des mesures nécessaires pour éviter les pires conséquences  montrent l’évidence de l’arbitraire absolu de l’ensemble des règles qui déterminent nos habitudes. On s’est aperçu de la contingence de nos modes de vie, et de la facilité avec laquelle il est possible d’en modifier toutes les règles, alors que nous pensions que la norme sous laquelle nous vivions était une évidence. La vie en ville sous de nouvelles règles a montré à quel point notre espace n’était soumis qu’à une unique forme de vie. La vie dans nos appartements nous a montré à quel point nos maisons étaient mal faites. La ville comme l’appartement sont ficelés sur des modes de vie hérités du XIXème siècle, ils étaient jusqu’à présent encore habitables parce que nous passons la plupart du temps à l’extérieur. L’appartement est notamment construit sur la norme de la famille, de la différence entre le jour et la nuit. Vivre sous cette configuration n’était valable que si la ville permettait d’en sortir, d’être dehors. La pandémie nous a montré à quel point tout un ensemble de formes peuvent être et doivent être modifiées. De ce point de vue, il y a quelque chose de proche à la magie puisque la magie implique la transformation.

R.B : La magie serait donc quelque chose de plus diffus qu’on ne le croirait. On essaie parfois de l’enfermer dans des représentations, des tours ou des symboles. C’est faire fausse route ? 

E.C : Il faut se méfier des discours culturels sur la magie, surtout ceux qui cherchent à l’essentialiser. L’Histoire de la magie est telle que si l’on se penche dans ses archives, on pourra lire tout et son contraire. Il n’y a pas qu’une seule version de la magie. Il y a des magies qui ont changé de nom, que l’on appelle aujourd’hui par exemple science, et que l’on prend pour ce qu’elle fait et non ce qu’elle dit être. D’autres recherches font le lien entre la magie et la naissance de la médecine. On sait aussi que les racines de la chimie moderne se trouvent dans l’alchimie. La science contemporaine a hérité et radicalisé l’idée la plus forte de la magie : la continuité imaginale de toute matière et la capacité de la parole de produire la réalité. On en a la preuve dans l’informatique : elle permet d’infiltrer dans la moindre portion de matière une forme d’imagination (c’est ce qui nous permet d’utiliser nos smartphones pour voir des films) et une parole, le code, qui est un ordre magique.

R.B : Considérons alors qu’elle se niche partout où l’on veut bien la voir. Comment se manifeste-t-elle en ce moment ? Dans le progrès technique ?

E.C : La magie se manifeste dans l’idée que tout est artificiel et que tout peut-être transformé en suivant des opérations verbales et imaginatives. Dans le monde digital, la plupart de la réalité qu’on habite est une réalité codée. Cette réalité est le produit d’une parole très spéciale qu’on appelle le code. Mais le code n’est rien d’autre qu’un ordre. La magie est ici évidente puisque nous pouvons nous parler à des kilomètres grâce à d’étranges instruments que sont nos téléphones et nos ordinateurs. Ils répondent à des codes, à des paroles capables de créer de la réalité extrêmement puissante.

Il est aussi intéressant de situer la magie comme forme de récit. Regardez en ce moment son omniprésence dans les récits pour enfants, dans la lignée d’Harry Potter. Alors que les années 70-80 favorisaient la Science-Fiction, les sorcières et les magiciens façonnent aujourd’hui l’imagination publique des plus jeunes.

R.B : À chaque fois que l’on parle du « retour de quelque chose », comme ici du retour de la magie, ne serait-ce pas pour parler finalement d’une chose que l’on ne comprend plus ?

Les magiciens d’aujourd’hui ne seraient-ils pas davantage professionnels du code que chamans ? Encore une fois, les logiciels les plus complexes demandent une maitrise collective du code et ne peuvent être administrés par une seule personne. La magie, elle, est un ensemble où personne ne maîtrise vraiment tout. C’est un savoir duquel on hérite. Il y a donc une part d’ignorance dans ce qu’on appelle magie. L’ignorance est intéressante puisque c’est un mode d’existence culturel où la connaissance ne se décline plus sous le mode de la maitrise. Dans le passé, connaitre une chose signifiait la maitriser, mais aujourd’hui connaitre implique l’acceptation d’une partie de mystère.

 

 


 

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